Un escalier en Douglas

Le chantier du mât de Franck qui requiert une précision assez diabolique m'a beaucoup rappelé l'escalier que j'avais fait en France pour une cliente : Tout commença par une réunion entre la cliente, moi, et un ami commun architecte, qui décide que non, l'escalier ne peut pas du tout aller dans le coin, mais sera bien mieux en plein milieu de la pièce : «comme ça, il ne prendra pas de place.» Mais bien sûr!!!…

Il nous restait donc à fabriquer une volée de marches qui devait tourner autour d'un gigantesque lamellé collé d'1m20 de large, posé vertical sur le sol. Mais bien sûr!!!…

C'était l'époque où Michel m'apprenait à utiliser le logiciel de dessin technique CATIA et nous voilà partis à dessiner l'affaire. Le balancement des marches est une chose que les logiciels ne savent pas faire, contrairement à la vue en 3D. Et après 3 heures de boulot, les marches étaient disposées autour du limon. La cliente était ravie de voir son escalier aussi aérien, mais il a bien fallu la ramener à la raison en lui expliquant que des marches, c'était soutenu des deux côtés, contrairement à celui que je fabriquerais plus tard à Michel d'ailleurs, et dont toutes les marches sont en porte-à-faux! Je finis donc de dessiner la totalité des limons, ainsi que le poteau d'angle.

Me voilà donc avec mon pote Pierrot, à devoir réaliser l'usine à gaz… Nous décidons que l'intégralité des limons sera faite en lamellé-collé. On commande donc une quantité industrielle de lamelles de bois rabotées séchées et nous voilà partis dans les collages : Pour ceci, il est important de disposer d'une grande maison (parce que la colle ne supporte pas les températures trop froides, c'est en tout cas ce que l'on a expliqué à la taulière) ou mieux, d'avoir sous la main une mère qui elle, a une grande maison et qui, quand elle rentre du boulot, tard le soir, n'est pas trop regardante quant à la poussière sur les meubles. On s'installe donc dans la salle à manger, après avoir disposé un polyane sur la table en noyer, et sur les tomettes, parce que quand même, faut pas déconner…

Pose des tourillons, pour bien centrer les bois, puis colle PU et on recommence, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de lamelles… Après, on envoie la batterie de serre-joints, avec un peu de papier journal, pour que les cales n'adhèrent pas au collage. Quand le premier collage est fini, on le pose par terre, et on attaque le suivant. Il y a le gros limon central, mais également trois limons latéraux, et le pied du deuxième limon. Ça ne chôme pas et on a suffisamment de serre-joints pour remplir la pièce. On notera qu'il y a un large passage pour que la baronne puisse encore vaquer à ses occupations, tout de même !!

Après avoir tout collé, nous retournons chez notre scieur pour qu'il nous passe toutes nos pièces à la raboteuse : on perd un peu en épaisseur, mais nos pièces sont de nouveaux parfaitement droites, ce qui paraît tout de même indispensable en menuiserie, n'est-il pas ?!

On attaque ensuite le collage des marches. Certaines font deux planches de large, d'autres trois. On trace maintenant la vue en plan de l'escalier, pour rembarrer les marches.

Vous allez me dire qu'avec le logiciel de dessin, on peut très bien faire une fiche de taille marche par marche, avec angles et longueurs pour chacune, mais c'est très imprécis, et très long. Le mieux est de tracer la vue en plan complète et d'utiliser un compagnon pour ramener chaque trait de coupe sur la marche. Le compagnon est un outil qu'on fabrique pour remonter un trait sur un morceau de bois. Regardez bien les petits morceaux de bois vissés de chaque côté de ma règle : ils sont alignés sur un trait, que je peux alors recopier sur la marche.

Ensuite, on rend sa salle à manger à la propriétaire, et on retourne dans le froid de l'atelier. On taille d'abord l'ensemble des marches, qu'on fignole, lustre et ponce, puis on attaque les entailles dans le limon, pour que les marches s'encastrent dedans. C'est l'unique assemblage qui les tiendra, il ne faut pas se planter.

On suit scrupuleusement la fiche de taille, et tout a l'air de bien se passer.

On utilise pour ça une défonceuse et un gabarit, qui fera une entaille d'une profondeur et d'une largeur précises. À nous ensuite de bien régler les butées, pour que la longueur soit également la bonne.

On essaie ensuite d'y enfoncer chaque marche, puis on présente l'autre limon pour coiffer le tout. Pas né de la dernière pluie, Pierrot vérifie l'équerrage.

On progresse petit à petit, certaines marches ont une drôle de forme : «T'es sûr qu'il est bon, ton balancement, parce que moi, je fais pas comme ça… -C'est un peu tard pour le dire, non?!». Il y a également des marches qui sont à cheval sur deux limons… On voit bien, sur les photos, les différentes lamelles qui composent les lamellés.

On taille ensuite les courbes du lamellé central. Pierre est inquiet : On a collé au chaud, on a taillé au froid, on est retourné au chaud pour les courbes, on va stocker au froid, avant de le monter au chaud : le bois va fendre dans tous les sens avant même qu'on ait mis le pied sur la première marche. Meuh non, Pierre, ça va…

Chez la cliente, il y a un peu de boulot à faire avant de pouvoir installer l'escalier. En attendant d'avoir un escalier au milieu de sa pièce, celle-ci est encombrée par trois poteaux. Une poutre plus épaisse sera auto-porteuse et pourra même soutenir notre chef-d'œuvre.

Il nous faudra ensuite une journée entière pour lever l'escalier. Le poids de la pièce centrale a fait qu'on a dû y aller à la masse pour l'ajuster, et certains collages n'ont pas aimé du tout… Malgré cela, tout est bien tombé, et nous avons même pu couper le petit poteau d'angle qui devait d'abord descendre jusqu'au sol, et qui coupait un peu l'espace de la pièce.

L'architecte avait raison, l'escalier fut parfait à cet endroit là. Il permettait de délimiter l'entrée de l'espace à vivre, et son originalité était en accord avec l'emplacement central dans la pièce. Il restait un hic : il grinçait énormément, malgré nos efforts d'ajustage. C'était pour ravir encore plus la cliente, qui adore les escaliers qui grincent, mais… au niveau professionnel, ce n'était pas terrible… Au bout d'une semaine, quand chaque morceau de bois eut trouvé sa place, plus un seul grincement : la cliente était déçue, mais moi… bien content !

Malgré la recherche des lignes et l'originalité de conception, cet escalier est très simple : Pas de contre-marche pour couper la vue, ni de rambarde. Cependant, les courbes du lamellé servent agréablement de main courante, puisqu'elles sont conçues pour, chaque point la composant étant 1m10 au dessus de chaque nez de marche, comme il se doit. Bien sûr, c'est le lamellé qui soutient le palier d'arrivée, nous n'allions tout de même pas ajouter encore un poteau !

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